F-X Farine :
Dans un des poèmes de Stations
du chemin,
vous faites le constat suivant :
la
vie du siècle m'écrase
la ville moderne
me déchire
Aujourd'hui
partout où je vais c'est dans la beauté perdue
Est-ce qu'il s'agit chez vous,
plutôt d'une désespérance passagère, chronique, ou davantage d'un
désespoir définitif, fruit de votre regard sur le monde ?
Daniel Biga : J'ai bien peur ( pourquoi ? si c'est ainsi !) qu'il
s'agisse d'un dés-espoir définitif, objectif/subjectif... Constat
sur tout ce que j'ai vu disparaître - hélas souvent ! - et tout ce
que j'ai vu apparaître - hélas très souvent ! - et qui ne me
convient pas dans le monde. Et il me semble, évidemment que je ne
suis pas le seul dans ce cas.
F-X Farine :
Comme Saint-Exupéry, pensiez-vous être fait pour être jardinier ?
Daniel Biga : Plutôt
comme Candide ( Voltaire) qui avant de cultiver son jardin aura vécu
cent et mille mésaventures et expériences, parfois cuisantes. Ça
vous fait toute une philosophie, ça, mon bon Monsieur ( même si
Pangloss « tout en langue », ne sera, lui, dogmatique et
sectaire, jamais totalement atteint dans son « optimisme » !).
F-X Farine : À
côté de vos poèmes-fleuves, (Je vous croyais fait uniquement pour
les longues distances, les poèmes-marathons, mais je me trompais...)
vous avez composé des poèmes plus courts, des haïkus. On peut
citer C'est
l'été,
Éclairs
entrevus
ainsi que La
chasse au haïku
dans une période relativement rapprochée. Pourquoi cette envie
nouvelle ? Qu'est-ce qui vous a intéressé à ce point dans ce type
d'écriture ?
Daniel Biga : Ça
n'est pas totalement nouveau, puisque dans Oiseaux mohicans
comme dans Esquisses
pour un schéma d'aménagement du rivage de l'amour total
il y a quelques exemples de poèmes courts presque haïkus. Mais il
est vrai que, en parallèle avec une démarche « zen » il
m'est venu tout naturellement d'écrire des haïkus ces textes de
l'immédiateté, de l'observation directe de ce qui est, jusque dans
l'habituel insignifiant.
F-X Farine :
Il y a un recueil de vous que j'aime bien, Daniel Biga, qui s'appelle
Sept Anges.
Pour moi, il est un peu à part dans votre œuvre. Il est plein de
sagesse, de mysticisme. Par son aura magique, il touche au divin. En
qui ou en quoi croyez-vous précisément ?
Daniel Biga : Je
crois en la poésie... un peu. Je crois... sans aucun complément,
sans aucune précision devrait suffire. Après qu'on nomme ça le «
tout » ou le « rien » peu importe. Le langage, aussi
riche soit-il, je pense n'enferme pas l'univers. Bien sûr c'est une
simple hypothèse. Et plus avant je ne sais rien. Et le « rien »
ça me convient assez... Les Anges sont peut-être métaphoriquement
les messagers - ou les intermédiaires - entre ce rien et nos
vanités. Je crois... oui, plutôt que non, c'est tout ce que je peux
dire.
F-X Farine : Autre
grande réussite, c'est votre livre Détache-toi
de ton cadavre
paru en 1998 chez Tarabuste. Ce long poème brasse tous vos thèmes
chers : La solitude, la planète saccagée, la désespérance, mais
aussi le désir, la tendresse pour l'humain. À
l'origine de ce livre, est-ce une volonté de globaliser une
réflexion sur vous-même et la marche désordonnée du monde ?
Daniel Biga : C'est
un livre que j'aime bien - presque totalement inaperçu et merci à
vous de l'avoir vu ! J 'ai construit ce livre, mais non pas avant -
ce n'est pas un projet mis en forme ! - j'ai construit ce livre
pendant que je l'écrivais, au fur et à mesure des textes, par
intuition et raisonnement - et le titre leitmotiv a contribué à la
mise en forme - un ordre, un équilibre, des ruptures de ton, des
diversités se sont jointes, ont fusionné... Pour moi écrire n'est
pas très loin de faire la cuisine : je regarde rarement une recette,
je ne la suis jamais jusqu'au bout mais j'aime mêler les nourritures
et ingrédients jusqu'à un résultat sinon harmonieux mais qui soit
à mon goût !
F-X Farine
: En
1999, avec Le
chant des batailles,
vous dressez un inventaire charnel de tout ce que vous aimez, c'est
un formidable hymne à la vie. On retrouve la même sève dans le
livre Lourdes,
Lentes...
d'André Hardellet. Y avez-vous songé en écrivant le vôtre ?
Daniel Biga : Je
connais Lourdes,
lentes
que j'aime beaucoup... Mais j'ai aussi lu Bataille, Guyotat, Pierre
Louys ... Henri Miller... et bien d'autres.
Je suis redevable à tous de ce
livre qui était pratiquement écrit il y a vingt ans... Sans doute
fallait-il qu'il refroidisse avant de le servir - je veux dire le
publier !
F-X Farine : En
1999, vous enfoncez le clou en publiant Éloge
des joies ordinaires
puis les haïkus de Dits
d'elle
en 2000. Il s'agit de poèmes amoureux, provocateurs et plutôt crûs,
évoquant le couple et le badinage sexuel. Pourquoi, soudain, ces
deux livres à ce moment-là ?
Daniel Biga :
Parce que !… quoi ? parce qu'il était temps, parce que ils se sont
mis en place, parce qu'ils étaient mûrs, parce que la saison était
propice, parce que j'étais assez heureux dans ma vie, notamment
amoureuse et sexuelle, voilà !
F-X Farine :
Votre écriture colle à la vie quotidienne, mais les poèmes issus
de Cahier de
textes
(2001) semblent vouloir aller plus loin. Certains ont l'esprit des
poèmes-conversations, d'autres rendent hommage à des gens de tous
les jours qui pourraient être nos plus proches voisins...
Daniel Biga : Effectivement,
ce sont des poèmes assez expérimentaux - et la publication à petit
tirage me permet de les tester... Ils se retrouveront - entre autres
avec les éloges
des joies ordinaires
sans doute dans un ensemble plus long et qui à ce jour n'est pas
encore bouclé : work in progress !
F-X Farine :
J'ai remarqué que Nice, l'arrière-pays niçois, ainsi que vos
souvenirs liés à l'enfance affleurent de plus en plus dans vos
derniers recueils. C'est le cas dans, Capitaine des Myrtilles,
publié au Dé bleu en 2003, et dans L'Afrique est en nous
que vous avez publié, en mai 2002, aux éditions de L'Amourier.
Daniel Biga : C'est
vrai ! La mémoire non-chronologique des « vieux » que je
rejoindrai un jour - de plus en plus proche. Je suis d'ici et
maintenant - mais aussi d'avant et d'après - de là-bas comme de
nulle part, un rien-du-tout un peu conscient...
F-X Farine :
Dans ce même livre L'Afrique
est en nous,
on retrouve l'écriture au style débraillé, télescopé de vos
débuts, mais en plus ludique, cette fois. Vos poèmes sont ponctués
de jeux de mots et de mots-valises, la langue déstructurée à la
manière de Verheggen. Il y a aussi chez vous une volonté de «
métisser » les langues : français, italien, anglais, allemand...
En musique, on parle de
world-music, avez-vous été tenté, ici, par une expérience
analogue de world-poésie ?
Daniel Biga : Postulat
du jour : admettons que nous soyons tous les descendants de Babel !
Attirés donc par les deux extrêmes opposés de la langue unique et
des langues multiples. Et repoussés aussi. Tiraillés, déchirés,
exprimant aussi cette « hésitation entre le son et le sens »
dont parlait Valéry ( Popaul pour ses intimes) à propos de la
poésie. C'éty pas ça la plouralité pouéthique ?
F-X Farine : Quels
sont les poètes de votre génération et ceux, parmi les plus
jeunes, auxquels vous êtes le plus sensible ?
Daniel Biga : Franck
Venaille, Guy Bellay, William Cliff, Marcel Migozzi,
G.L. Godeau, Pierre Tilman, J.P.
Verheggen, J. Roubaud, G. Jouanard, J. Réda, James Sacré, J.P.
Klee, Petr Kral, A. Velter, Paol Keineg,… bien d'autres pour un ou
plusieurs livres ; Et parmi les plus jeunes F. de
Cornière, J.P. Dubost, Sabine Macher, Valérie Rouzeau, Ariane
Dreyfus, F. Boddaert, Roger Lahu, Antoine Emaz, Dominique Poncet,
J.P. Georges, F. Pazzotu, P. Grouix... tant d'autres pour un recueil,
un poème ou une surprise dans une revue ou une lecture d'auteur à
haute voix...
F-X
Farine :
Êtes-vous
toujours d'accord avec cette définition de la poésie que vous
donniez en 68 avec vos amis de la revue
Chorus
selon
laquelle : « La poésie doit déchiffrer le langage de la vie
quotidienne. » ?
Daniel Biga :
En gros oui ! Autrement dit sans doute... Car le slogan poétique
2004 n'est pas le slogan politique 1968 !
F-X Farine : Si
vous deviez ne garder qu'un seul livre voire un poème de vous ?
Lequel serait-ce ? Pierre Béarn posa cette question à René Guy
Cadou lequel répondit, pour l'anecdote, Moineaux
de l'an 1920.
Daniel Biga : Difficile
!… Disons dans l'humeur du jour et de l'heure si je ne gardais
qu'un livre : Oiseaux mohicans
puisqu'il est le premier et contient déjà maladroitement parfois
encore tout ce que les livres suivants ont développé... Un poème ?
Peut-être « Il a neigé jusqu'aux portes de la ville... »
dans Stations
du Chemin.
F-X Farine :
« La chanson est à l'ordre du jour. La poésie à l'ordre de la
nuit ». Partagez-vous ce sentiment de Georges Perros sur le sort
confidentiel de la poésie ? La poésie ne doit-elle pas au contraire
élargir de plus en plus son audience et les poètes descendre dans
les rues pour rencontrer leurs lecteurs ?
Daniel Biga : Il
y a gens - et poètes - de toutes sortes et vocations... À
chacun d'apprendre de lui-même ce qu'il est, ce qui lui convient et
ce qu'il a à faire. À
bas les règles et les canons du collectif réducteur et de la
conformité !
Pour ce qui me concerne j'aime
toujours cette non-définition du poète ( je l'ai retrouvée en fin
d'un récit de Jean Joubert ; depuis j'ai vu que certains -
francophones en principe ! - l'attribuait à Montesquieu -, d'autres
- anglophones en général ! - à Shelley... d'autres à d'autres !
peu importe, la voici juste après le fermez la parenthèse) et le
point-virgule ; « Le poète est le législateur secret du
monde. »
Ce qui me convient !
F-X Farine :
Vous-même, il vous arrive de lire vos textes en public. Pourquoi ?
Daniel Biga : C'est
à Montréal en mai 1975 dans une semaine dite de la «
contre-culture » que j'ai vraiment pris plaisir et sens à lire
mes textes, parmi tellement d'autres poètes invités là,
américains, québécois ( et même français !) de Ginsberg et
Burroughs à Miron et Villeneuve, d'Anne Waldman et John Giorno à
Denis Vannier, Josée Yvon, Paul Francœur, Chamberlain, Pélieu,
Brau... et Colette Brossard,... et tant d'autres notamment dans un «
douze heures de la poésie » ( et musique). J'ai ramené cela
dans mes bagages en France et ai assez souvent fait des « lectures à
haute voix » depuis lors...
F-X Farine : L'un
de vos recueils s'intitule Pas
un jour sans une ligne.
Donneriez-vous ce conseil à un jeune poète ? Quels autres encore ?
Daniel Biga : Comme
une expérience d'écriture et de vie oui... À
certains moments de la vie qui peuvent être propices à ce type
d'activité régulière. Ce petit livre a été effectivement écrit
en quelques mois et quotidiennement ( un peu à la façon d'Octobre)
entre mer et montagne, ville et nature.
Quels
conseils donner ? À
chacun d'entrer dans sa singularité…, à chacun de tenter d'être
« au plus près » ( pour reprendre un titre de Roger Lahu)...
à chacun sa présence et notamment aux mots qui forcent sa voix -
sans justement « forcer sa voix » d'enflures et autres
inconsciences !… Et pour qui veut écrire, il faut lire, bien sinon
beaucoup. Poète ça n'est pas un métier ! et pourtant il y faut
aussi du métier ! ô jeunes et vieux sachons-le !
F-X Farine : Qu'écrivez-vous
en ce moment ?
Daniel Biga : Un
peu de tout sous diverses formes encore mal précises... Reprendre un
récit sur l'enfance écrit puis abandonné il y a dix ans ; un
second récit à partir d'une autre époque de ma vie ; quelques «
nouvelles » anciennes (sic !) - et là encore il s'agit de la
matière première des souvenirs... A mon âge il me semble que j'ai
à « purifier » ma mémoire. Peut-être rien n'aboutira de ces
tentatives. Alors quelque(s) poème(s) fait de briques et de broques
dans mon fichu-chantier-fichier se mettront quand même en place...
F-X Farine : L'écriture
d'aphorismes ne vous a-t-elle jamais tenté ? Car il m'en revient
trois, extraits de vos poèmes, que je me répète souvent : «
L'homme est-il la chrysalide de l'ange ? », « Quand on est
poète, on est jamais complètement fichu. » et ce dernier : « Si
la pluie est éternelle, l'éternité n'est pas la pluie. »
Daniel Biga : J'aimerais
bien mais je ne suis pas doué pour l'aphorisme ; incapable de «
décocher une flèche » je n'ai ni la répartie facile, ni ce
qu'on appelle l'esprit d'à propos... les trois vers que vous citez
sont en fait des conclusions, peut-être bienvenues, mais sont liées
au reste du poème qui les précède…
F-X Farine : Quel
est votre secret pour durer ? Comment expliquez-vous que brûle
toujours en vous, depuis 40 ans, la même fièvre poétique ?
Daniel Biga : 40
ans dites-vous ? Je ne m'en suis pas rendu compte... Dans mon temps
intérieur je suis toujours au présent !
F-X Farine :
De quoi n'aurions-nous pas parlé qui vous serait essentiel ?
Daniel Biga : On
parle trop la plupart du temps. Et l'essentiel on ne l'enferme pas
( ou le définit) dans les mots…
©
François-Xavier
Farine, le 8 mars 2004.
Cet article est paru avec un ensemble de poèmes inédits de Daniel Biga dans le n°122 de la revue Décharge en juin 2004.
Dernières publications de Daniel Biga :
Le sentier qui serpente suivi de Détache-toi de ton cadavre, Tarabuste, 2015.
Alimentation générale, Unes, 2014.
L'Amour d'Amirat suivi de Né Nu, Oiseaux mohicans, Kilroy was here, Cherche midi, 2013 (réédition des premiers Biga).