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samedi 26 décembre 2020

Inédit n°24

francois-de-corniere
© François de Cornière
sur un de ses spots favoris en 2019.
de François de CORNIÈRE, né en 1950 :

François de Cornière est apparu en poésie à la fin des années 70 et a vraiment explosé, au début des années 80, avec son recueil Tout doit disparaître (1984) publié par Louis Dubost à l'enseigne du dé bleu.
Il fait partie, avec Georges-Louis Godeau et Gabriel Cousin, 
« des poètes » dits « du quotidien » que je continue de lire aujourd'hui avec passion. Toujours aussi attentif aux autres poètes, il m'a envoyé un texte inédit en écho à mon dernier recueil, Trombines, publié chez Gros Textes en mai 2020.
J'avais envie de le partager avec vous.
Dans ce poème, François de Cornière évoque, en fin observateur qu'il est, le bonheur de vivre des surfeurs, au plus près des éléments de la nature et des choses simples.


COMME UNE LIGNE QUI AVANCE

Du haut de la falaise on regardait les surfeurs
petits points sur la mer
et l’immensité de l’eau.

On restait là-haut
et puis on descendait sur la plage
plus à l’abri du vent.

Ils étaient quelques-uns dans l’angle des rochers
comme en famille sur le sable
avec chiens enfants bébés
et leurs planches qu’ils fartaient
leurs combinaisons qui séchaient au soleil.

Il y en avait de très bons
(on les repérait vite)
d’autres qui avaient du mal
(qui débutaient peut-être).

J’aimais les voir tous
quand ils entraient dans la mer
vite à plat ventre sur leur planche
et leurs bras et leurs bras moulinaient
pour aller là-bas.

Une fois les premiers rouleaux passés
ils attendaient la bonne vague
ils se préparaient ils anticipaient
parfois se ravisaient au dernier moment
jusqu’à la suivante.

Enfin ils se lançaient
un genou sur la planche
et ils se levaient.

Ils glissaient
longeaient longeaient la vague
debout avec elle
le plus longtemps possible

comme une ligne qui avance
qui se déroule
qui s’écrit
quelquefois jusqu’au bout

pour le simple plaisir
de recommencer.

François de Cornière, poème inédit, 2020).


Jacques Bonnaffé lit
François de Cornière : au détail proche (4 épisodes) sur France Culture en juin 2019.

dimanche 12 janvier 2020

Inédit n°23

Daniel-Biga-Francois-Xavier-Farine
Extrait de Poésie 1  n°15 - Mensuel - Mai 1971
de Daniel BIGA, né en 1940 :


                            « SOIS UN SOLEIL  »

mais comment ne pas être parfois cet astre noir

                           qui les carboniserait
ceux-là tous ceux-là parvenus traîtres
collabos notables profiteurs affairistes...

ils ont démoli Pauliani !

le cinéma le patronage les jardins la ruelle le passage
et l'école

après avoir embétonné dans la cité le cours du

Paillon
ils ont démoli Pauliani comme le reste :
je découvre cette nouvelle plaie errant ce matin
dans le quartier où depuis si longtemps je n'étais
revenu

et d'immenses panneaux annoncent que vont

s'édifier là
« les luxueuses résidences d'Acropolis »

les salopards !




Ce poème de Daniel Biga a été publié en 1991 dans une formidable anthologie (aujourd'hui épuisée) parue au cherche midi éditeur : Cents poèmes pour l'écologie choisis par René Maltête, avec une préface d'Hubert Reeves. Celui-ci n'a jamais été reproduit dans un des livres de Daniel Biga et je sais que ce dernier ne m'en voudra pas de le porter à la connaissance de chacun d'entre vous.

dimanche 24 mars 2019

Inédits n°22

de Bernard BRETONNIÈRE, né en 1950 :

bernard-bretonnière
Bernard Bretonnière © Phil Journé, 2018.

UN MARDI EN AVRIL

Un bonheur naïf est ici

dans la petite sourdine qu'a posée la campagne :
chiens au moins, tourterelles, cheval,
l'air...
quand on rentre le linge seul
au retour de la ville, du travail et du bruit
les pieds dans l'herbe du grand pré
les mains lentes décrochant une à une
des pièces de couleurs
dans la dernière heure du jour
un mardi en avril


CE QU'IL FAUT DE PATIENCE

Il y a naître
Il y a la douleur et l'absence
la solitude l'attente
vouloir grandir
et de vains cris des hoquets
l'apprentissage du désespoir
mille choses qui se creusent
d'atroces matins
des arbres morts
des nuits muettes
des nuits sourdes
quelques crimes peut-être
puis vient l'amour 

un temps

le temps
ce qu'il faut de patience

enfin l'amour qui répond à l'amour
au sortir d'une vase profonde.


(2 poèmes extraits de Ce qu'il faut de patience, le dé bleu, 1999.)


 

Vendredi 18 novembre

Rares les femmes
qui seraient un remède à l'amour.
Nombreuses les lectures remèdes à la poésie.
Le poète est assis,

chaise posée sur une petite estrade,
il lit, jambes croisées,
il n'a pas deux trous rouges au côté droit,
mais une merde de chien sous le pied gauche.


Samedi 9 février

Ce type c'est donc
moi
et d'être là
celui-là
cet étrange étranger
rendu là  à ce point-là
ne laisse de m'étonner :
« J'ai grand-peine à croire vraiment »
comme écrit Supervielle
ou comme on pourrait dire
simplement simplement : 
J'ai grand-peine à croire vraiment
que le type qui prend le tramway
ce samedi 9 février à 19 h 15
à la station Bouffay
de Nantes
une planche de skate neuve
sous le bras
cadeau pour son fils
et dans un sac de plastique bleu
parmi des tas de notes manuscrites
les oeuvres poétiques complètes de Supervielle dans la Bibliothèque
de la Pléiade
ce type qui va se mettre à lire
sitôt qu'assis avec gourmandise
peut-être écrire aussi un peu
ce type qui pense à son quatrième enfant
à naître dans un mois alors qu'il va
sur ses cinquante-deux ans
ce type donc
c'est moi.


Mercredi 22 mai

Sur mes chaussettes
offertes par Reine
il est écrit
brodé :
Je (à la ligne)
suis (à la ligne)
génial (point).
Avec mes chaussures hautes 
aujourd'hui
on ne lit plus que :
Je (à la ligne)
suis
ce qui n'est pas si mal. 


(3 poèmes extraits de Datés du jour de ponte, Les Carnets du Dessert de Lune, 2016.)



Bernard BRETONNIÈRE :

Né à Nantes le 5 août 1950, Bernard Bretonnière vit dans un village du pays nantais, au bord de la Loire.
« Poète énumérateur » selon la formule de François Bon, mais aussi prosateur, il a publié une douzaine de livres. Ses textes sont marqués par le refus de la pompe poétique, revendiquent la précision du mot et du détail, et jouent le plus souvent avec les énumérations, jamais aléatoires mais répondant plutôt à des contraintes croisées et multiples. Il est l’auteur de plus de mille listes et une liste de ses listes sera publiée en mai 2019 dans le prochain numéro de TXT. Son écriture souffle le chaud et le froid, le cru et le tendre, aimant à télescoper les petits bonheurs du quotidien et les drames les plus cruels de l’existence.
Selon Antoine Émaz, Bernard Bretonnière « énumère contre l’oubli » et est l’un des trop rares « auteurs capables d’allier juste humour, travail de la langue et gravité ».
Comme l'écrit encore Jacques Josse à propos de Bernard Bretonnière : « Quiconque s’aviserait de fixer telle ou telle étiquette à son nom risquerait de se tromper au moins une fois sur deux. »

Depuis 2016, Bernard Bretonnière est engagé, en lien avec divers collectifs et associations, dans l’accueil et l’accompagnement de « migrants ». De cette expérience, il a tiré un « journal-poème-théâtre » dont il donne des lectures publiques, souvent accompagné d’un ou de plusieurs musiciens professionnels (Galadjo, Simon Nwambeben, Ty’ Toon, etc.) ou amateurs.

datés-du-jour-de-ponte-bernard-bretonnière
Quelques publications : 
Dans la compagnie des anges (Le dé bleu et Écrits des forges, 1994)
Ce qu’il faut de patience : Poèmes 1994-1998 (Le dé bleu, 1999)
Cigarette (Wigwam, 2007)
Des estuaires... Bacs de Loire, bacs de Gironde, road poem, avec 59 photographies de Wilfried Guyot (La Part des anges, 2008)
Inoubliables et sans nom, intro de Jacques Serena (L’Amourier, 2009)
Volonté en cavale ou D’, « poème-théâtre » (Color Gang, 2013)
Pas un tombeau (Le dé bleu, 2003, rééd, L’Œil ébloui, 2014)

Datés du jour de ponte, préf. de J-P Verheggen (Les Carnets du Dessert de Lune, 2016)
L’Ange 3-4 (sur le peintre Robert Malaval) dans Des poètes au musée (Art3 Plessis et Musées d’Angers, 2019)


À paraître :
Ça m’intéresse de savoir suivi de Ça m’amuse de savoir (L’Œil ébloui, mai 2019)

Inédits n°22 (Suite)

de Bernard BRETONNIÈRE :

 
LE MODÈLE DE L'ARBRE 
OU DE QUELQUES PETITS MATINS 

(Extraits inédits, 5 février - 19 mars 2015) 


Ce petit ensemble, telle une série, a été écrit sur une assez courte période, toujours le matin, dans un demi-sommeil.

0. 
(Ceci n’est pas un haïku) 
Prends modèle
sur l’arbre
son effort.


1.
Le poème est un chant qui parle
et qu’importe si des mots manquent
il bat
il est sang dans les tempes la poitrine
il est souffle haleté
pleurs et ris
il s’amuse il se tait il hurle
il entend désarmer le monde.


2.
Froid sur la terre
et jusqu’aux os
au noyau
même le désespoir n’a plus
la politesse de sourire.
Que pourra réparer demain ?


3.
Bonté et gentillesse ah !
désir d’ailleurs d’autre des autres
un air restauré oui !
pour habiter la terre
y demeurer
au delà de toute candeur
– s’il vous plaît.
Ils le raillèrent.


4.
Le long voyage de la nuit
de rêve en rêve
tous mal cousus.
Mais il faut revenir ici
quelle qu’en soit l’envie
assurer ses prises
sa démarche
pas à pas.
Longtemps je me suis réveillé longuement.


5.
Futailles fadaises foutaisons
fatrasie en silence vert d’eau
de gris
sans cuivres sans tambours
rien ne chante hors la joie
la joie bête.


6.
Rajuster le vêtement du monde
il le voulut
bras levés
et petit
si petit.


7.
À hauteur d’homme
monter tenir se tenir
arrêté au-dessus des violences
mal assuré et si sûr et tremblant
– digne.


8.
Le monde la vie la sienne
lourds
lourds dans ce réveil ce noir
chargé d’on sait mal quoi
de violence de fatigue
grands riens qui pèsent écrasent
comment par quel talent
se resoulever tout entier ?


9.
Charroi de peines qui s’empilent
la vie mais petite
supportée
tragique encore
et accablante
tourne tourne manège
tournent tourments
tournent moments.


10.
Le courage d’y aller
quand il faut soulever chaque geste
contre le monde épais
fendre ce bloc
passer
aller et avancer.


11.
Brève la terre
et bref chaque destin
quand tout court à sa perte
à perdre haleine souffle court
et déjà le mot fin.


12.
Le temps irréversible
– personne ne parle avec les morts
ni ne commerce avec demain
tant est lent le présent
et tout geste contraint :
si peu l’on se déplace.


13.
Fracas partout
chaque vie si fragile
jusqu’à quand épargnée ?


14.
Ce souffle chaud du monde
puant sa bêtise sa cruauté
– elles gouvernent –
sait-il autre chose que détruire ?


15.
Quoi d’autre que l’extraordinaire
ce que nous attendons
à chaque seconde
dans le gris du toujours pareil
le mou obstiné du temps
cette dépression de l’espace
tout en bas
dont si rarement nous sortons relevés ?


16.
Ne plus parler
toucher
être en place de paraître
tiré des sommeils imposteurs
tous risques pris
dans cette présence enfin.


(...)


CENT SEPT CONDITIONS
POUR ÊTRE OU DEVENIR ÉCRIVAIN


Nais de père inconnu (comme Guillaume Apollinaire), déclare-toi «né en colère» (comme Allen Ginsberg), sois cancre (comme Thomas Bernhard), rate tes études de médecine (comme Louis Aragon), revendique-toi paresseux (comme Pierre Reverdy), rêve de devenir rocker (comme Eugène Savitzkaya), sache jouer du piano (comme Agatha Christie), ne sache pas faire de bicyclette (comme Jean-Claude Grumberg), ne possède pas le permis de conduire (comme Valérie Rouzeau), fais-toi jeter en prison (comme Germain Nouveau), déteste la musique (comme André Breton), hais le quotidien (comme Djuna Barnes), pratique la boxe (comme Jean-Paul Sartre), commets quelques délits (comme Jean Genet), fume alternativement le cigare (comme Heiner Müller) et la pipe (comme Blaise Cendrars), cherche par tous les moyens à devenir célèbre (comme Norman Mailer), sois résolument sportif (comme Yves Gibeau), vis dans un presbytère (comme Michel Tournier), tiens des propos racistes (comme Jean Giraudoux), pilote un hélicoptère (comme William Faulkner), saute en parachute (comme Armand Gatti), sois fille (comme Françoise Mallet-Joris) ou fils (comme Jean-Luc Maxence) d’écrivain, sois sœur (comme Benoîte Groult) ou frère (comme Olivier Hervy) d’écrivain, adore ta mère (comme Jacques Borel), scandalise ta mère par ce que tu écris (comme Tristan Corbière), sois verbicruciste (comme Georges Perec), adhère aux Citoyens du monde (comme Bertrand Russell), n’aie pas d’enfant (comme Hans Christian Andersen), roule en Rolls Royce (comme Georges Simenon), insulte les bourgeois (comme Gustave Flaubert), arpente Paris à pied (comme Raymond Queneau), ne passe pas le baccalauréat (comme André Malraux), déplace-toi à moto (comme Michel Butor), écris dans les cafés (comme Nathalie Sarraute), exerce des responsabilités politiques (comme Ismail Kadaré), fuis les mondanités (comme Henri Michaux), vis sans télévision (comme Jean-Michel Espitallier), mesure 1,93 mètre (comme Richard Brautigan), idolâtre le chanteur Jacques Bertin (comme Pierre Veilletet), n’hésite pas à employer le mot remuement (comme Joris-Karl Huysmans), sois polymathe (comme Boris Vian), sois inventeur (comme Charles Cros), n’oublie pas d’être peintre (comme August Strindberg), sois le plus souvent de mauvaise humeur (comme Albert Cossery), adore le dieu Rugby (comme Charles Juliet), défends la corrida (comme Philippe Sollers), dispute des compétitions automobiles (comme Michel de Saint-Pierre), bats-toi en duel (comme Marcel Proust), engage-toi pour le pacifisme (comme Gabriel Chevallier), porte le monocle (comme Alberto Savinio), coiffe-toi d’un chapeau (comme Oscar Wilde), accroche à ton col un nœud papillon (comme Ramón Gómez de la Serna), retiens ton pantalon avec des bretelles (comme Giorgio Manganelli), fais-toi nommer diplomate (comme Paul Morand), aie le pied marin (comme Jack London), fais-toi libraire (comme Marcel Béalu), corrige les manuscrits des autres écrivains (comme Henry Miller), émarge dans une bibliothèque (comme Georges Bataille), deviens maître d’école (comme Jean Malrieu), conseille les jeunes poètes (comme Max Jacob), travaille la terre (comme John McGahern), élève du vin (comme Joseph Delteil), jardine (comme Edmond Rostand), profite de tes rentes (comme Jean Giono), sois aquoiboniste (comme Emily Dickinson), sois procrastinateur (comme Franz Kafka), sois mythomane (comme Nicolas Gogol), écris de la main gauche (comme W. C. Fields), écris sur des carnets de moleskine (comme Bruce Chatwin), écris dans ton lit (comme Edith Wharton), n’aie de cesse de raturer (comme Donatien Alphonse François de Sade), corrige-toi après parution (comme Graham Greene), produis-toi sur scène (comme Georges Perros), agite-toi devant la caméra (comme Daniel Boulanger), parle aussi bien qu’un livre (comme Kossi Efoui), témoigne que tu as été client du restaurant nantais La Cigale (comme Jacques Prévert), choisis un mot que tu répéteras tout au long de ton œuvre (comme André Frénaud avec le mot crassier), crie sur les toits que tu détestes un grand écrivain (comme Jules Lemaître détestait Paul Verlaine), sois un peu réactionnaire (comme Antoine Blondin), sois un impitoyable excommunicateur (comme Guy Debord), comporte-toi en dandy (comme Francis Picabia), fais-toi estampiller «maudit» par un autre écrivain (comme Stéphane Mallarmé par Paul Verlaine), bouffe du curé (comme Octave Mirbeau), emprunte ton patronyme d’auteur à un personnage de fiction (comme Françoise Sagan) ou à ta grand-mère (comme Louis-Ferdinand Céline), crypte quelques éléments de ton nom par une ou plusieurs lettres isolées (comme J. R. R. Tolkien), trouve-toi un accessoire par lequel on te reconnaîtra (comme María Zambrano avec son fume-cigarette), fais-toi recaler à l’Académie française (comme Théophile Gautier), plagie tes prédécesseurs (comme Alphonse de Lamartine avec Nicolas-Germain Léonard), invente et popularise un mot (comme Anatole France avec « xénophobe ») ou une expression (comme Pierre Béarn avec « métro boulot dodo »), apprends à nager à Trébeurden (comme Michel Leiris), choisis Royan pour villégiature d’été (comme Alphonse Daudet), sollicite les services tarifés des dames galantes (comme Léon-Paul Fargue), collectionne un objet singulier (comme Colette avec les sulfures), enivre-toi à l’absinthe (comme Alfred Jarry), consomme de la cocaïne (comme Georg Trakl), marie-toi trois fois (comme Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais et Maud de Belleroche), partage la vie d’un chat baptisé Micetto (comme François-René de Chateaubriand), ne publie aucun livre de ton vivant (comme Aloysius Bertrand), juge-toi laid (comme Giacomo Leopardi), sois hypocondriaque (comme Henri-Frédéric Amiel), sois dépressif (comme Gerard Manley Hopkins), suicide-toi (comme Gérard de Nerval). 

© Texte inédit, Bernard Bretonnière.

samedi 6 octobre 2018

Inédits n°21

de Thierry ROQUET, né en 1968 :

thierry-roquet


Le petit nuage & la foule 

Cet homme a au-dessus de lui
un petit nuage
sombre
qui le suit
partout où il passe
il en retire parfois
un Boeing 747
d’une compagnie Low-Cost
en pleine turbulence
ou
un hélicoptère de la station-météo
dont le pilote a fait un malaise
vagal
et les fait atterrir
de toute urgence
hors du petit nuage
sombre
en agitant les bras
à la façon d’un aigle royal
qui ouvrirait une foule
indifférente
ou
menaçante 
ou 
la mer morte 
si l’on croit aux miracles
si l’on ne craint pas la folie qui nous guette

                     * 

Le haut de la citerne 

Je suis déjà en nage
dans mon bleu de chauffe
un peu trop large
derrière une énorme citerne
un collègue approche :
- viens, on va s'en griller une.
comme j'hésite un peu
il trouve à me convaincre :
- t'inquiètes, le boss peut pas nous voir d'où il est.
je pose mon grand pinceau
et le seau maculé d'huile
- moi, c'est Bob.
- Thierry, je réponds.
je lui demande

ça fait combien de temps
qu'il bosse dans la boîte
- deux ans, un peu plus peut-être
puis je lui demande si
ça lui plaît
alors il se marre comme une baleine
et les regards des autres
se tournent vers nous
- merde, y'en a bien un qui va nous dénoncer, tu vas voir !
puis il énumère sur ses doigts
d'un ton presque doux :
de 1 - ici, c'est ambiance gestapo
de 2 - le patron est un enculé
de 3 - le salaire est pourri
de 4 - je te parle pas de l'organisation et des rotations
il me tend une Heineken 33 cl
sortie d'un sac plastique
et tiédie par le soleil
- je trouve pas de 5 pour l'instant mais j'te jure qu'il doit bien y en avoir un…
dans l'après-midi
fatigué
par la répétition des efforts
je prends une petite pause clope
bien méritée
à l'abri des regards
Bob, mon collègue revient me voir :
- t'avances pas vite, nom de dieu... tu veux un coup de main sur le haut de la citerne ?
- nan ça ira, j'vais m'y remettre.
- c'est la première fois que tu bosses sur un chantier, hein ?
puis il me lance tout sourire :
- et de 5, j'ai trouvé : je crois que t'es vraiment pas fait pour ça !

                     *

Tu n'as pas encore lu « Mon chien stupide » ? 

Tu ne veux pas
d'animal chez nous
tu dis que notre appartement est
trop petit
tu dis que tu ne veux pas t’en
occuper
j’aimerais un chien
un bon gros chien
protecteur
fidèle
et
câlin
tu sais John Fante
avait un chien
il en parle drôlement bien
dans un bouquin
mais
tu ne l’as pas encore lu
&
ça ne te fera pas
changer d'avis
apparemment 
non non je ne me prends pas pour John Fante
je disais ça juste pour le chien


Thierry ROQUET :

Né en 1968 à Rennes, Thierry Roquet vit depuis 17 ans à Malakoff, en banlieue parisienne. Il a publié plusieurs plaquettes et recueils de poésie depuis 2006.
Parmi ceux-ci, je citerai volontiers : 9 bureaux en quête d'employés (2011), Comme un insecte à la fenêtre (2011), Le Cow-boy de Malakoff (2014) et L'ampleur des astres (sept. 2016) qui mêle aphorismes et textes courts.
Thierry Roquet écrit une poésie à caractère social, quotidienne, mais il décrit et éclaire « le pâle ordinaire » avec une écriture nette, précise, visuelle, pleine de lucidité, de dérision et d'autodérision.

Les écrivains qu'il affectionnent sont ceux de la « Biture Generation », que l'on appelle aussi « les écrivains américains post-beat » comme Charles Bukowski, Dan Fante et Mark SaFranko.

Publications :
9 bureaux en quête d’employés (-36° Éditions, 2011)
Comme un insecte à la fenêtre (Gros Textes, 2011)
Le Cow-boy de Malakoff (Le Pédalo ivre, 2014)
Pleines Lucarnes, coécrit avec François-Xavier Farine, préface de Jean-Michel Larqué (Gros Textes, 2016) 
L'Ampleur des astres (Cactus Inébranlable, 2016)
Luberon/Malakoff : correspondances électroniques, coécrit avec Hélène Dassavray (Gros Textes, 2017)

À paraître (peut-être) chez Gros Textes éd. :
à la périphérie du monde
Tournée d'adieux


mercredi 4 juillet 2018

Inédits n°20

de Pierre TILMAN, né en 1944 :

pierre-tilman
Pierre Tilman à la guitare à mots (2013)

Quelques extraits de 35 poèmes en couleurs.


ce matin

je me sens

méchant hargneux

agressif borné

bref

en parfait accord

avec le

monde


 
Guillaume Apollinaire

je ne sais jamais si

ça s’écrit

Appolinaire

ou Apollinaire

en tout cas je sais que

ça ne s’écrit

ni Apolinaire

ni Appollinaire

 

Un jour les mots se sont mis
à briller 
et l’existence des choses est devenue terne. 

 
? ? ? ? ? ?
? ? ? ?? ? ? ? ? ? ? ? ?
? ? ? ? ? ? ?? ? ? ? ? ?
IL Y A DES POINTS D’INTERROGATION
? ? ? ? ? ? ?? ? ? ?? ?
? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ? ?
MAIS IL N’EXISTE PAS DE POINTS DE RÉPONSE
? ? ? ?? ? ? ? ? ? ? ? ?
? ? ? ? ? ?



ENFER LE MOINS POSSIBLE




file
fuit
peur
court
coule
rouge
suinte
poème
s’élargit
fait tache
s’agrandit
s’enveloppe
se développe
le poème rouge
gagne du terrain
il se remplit de cris
de vacarme de bruits
c’est un poème rouge
il se remplit de violence
c’est un poème rouge sang
qui veut tuer les autres mots
il ne supporte pas les autres mots
c’est un poème complètement rouge
il ne supporte pas les autres couleurs
il se remplit de mouvements d’agressions
il ne veut pas que les autres mots s’expriment
c’est un poème rouge qui se remplit de négations
il se sent capable de liquider toutes les autres couleurs
il peut les anéantir sans éprouver ni remords ni regrets
rouge il veut obliger tous les autres mots à se taire rouge
c’est un poème totalement rouge rouge colère rouge honte
il veut empêcher tous les autres de vivre et d’exister rouge mépris
il veut les réduire les broyer les tuer le poème tout rouge est contagieux
il s’infiltre et se répand il grossit et se gonfle se multiplie s’installe envahit



parler en silence
  savoir en ignorant
   rigoler en pleurant
      mentir en vrai
          aimer en détestant
        caresser en frappant
               partir en restant
                  vivre en mourant
              rajeunir en vieillissant
                  réussir en ratant
           se rappeler en oubliant
                     trouver en perdant
                         ouvrir en verrouillant
                        prendre en donnant
                                chier en mangeant
                                hurler en murmurant
                                  rougir en pâlissant
                            descendre en montant
                                          tenir en lâchant
                                             voir en fermant les yeux
                                         avouer en niant
                                       défendre en attaquant
                                        inquiéter en rassurant
                                                suivre en précédant
                                              avancer en reculant
                                                    entrer en sortant
                                                        bâtir en détruisant
                                                   montrer en cachant
                                                    accepter en refusant
                                                    s’amuser en s’ennuyant
                                                              obéir en commandant
                                                                  finir en commençant



NE

VOUS

DISPUTEZ

PAS 
 
IL 
 
Y

AURA

DU

MALHEUR

POUR

TOUT

LE

MONDE



Pierre TILMAN :

Né en 1944 à Salernes (Var) et vivant à Sète, Pierre Tilman est un des plus grands poètes contemporains. Il a fondé la revue Chorus (1968-1974) avec Daniel Biga, Franck Venaille et Jean Pierre Le Boul'ch et publié une quarantaine d’ouvrages.

De 1968 à 1990, ses poèmes sont simples, directs, lucides, crus, pleins d’amour, de sexe et de tendresse. À partir des années 90, la poésie de Pierre Tilman quitte le carcan du livre, inspirée par son activité conjointe de plasticien. Elle s’expose alors sur les murs sous forme de sérigraphies, de collages, etc. Pierre Tilman la qualifie lui-même de « Poésie Audio-Visuelle ». Aujourd’hui, sa poésie juxtapose une approche ludique à un décodage de l’ordinaire des jours. Pierre Tilman a également consacré des monographies à des artistes peintres : Peter Klasen, Erró, Yvan Messac, Jacques Monory, Robert Filliou...
 
Quelques publications :
 
Hôpital silence : anthologie (Seghers, 1975)

Le bonheur est une décision (Sgraffite éditions, 1985) 
C’est l’ histoire d’un type (L’Évidence, 1998)
Ah s’ il pouvait faire du soleil cette nuit (Wigwam, 2003)
Questions (Plaine Page, 2010)
Un trimestre, avec Agnès Rosse (Gros Textes, 2011)
Espèces de listes (éd. Galilée, 2012)
J'en ai marre de ce poème (Gros Textes, 2015)
L’Amour Moderne (La rumeur libre éd., 2015) 
Le Choix des couleurs (La rumeur libre éd., 2017)
Je suis revenu à moi (Gros Textes, 2017)