samedi 1 mai 2021

Aline Recoura chante et réenchante la Banlieue et Paris

Banlieue Ville
Peintures de Marjan
La lucarne des écrivains, 2020
20 Euros

Le titre est super ; les poèmes réjouissants… Je comprends mieux pourquoi Louis Dubost, poète et ex-éditeur du dé bleu, a été sensible à ce premier recueil d’Aline Recoura. Lui qui a souvent édité les « poètes du quotidien » ou « de la poésie du vécu ». Et j'ai cru comprendre qu'Aline Recoura a aussi été soutenue très tôt par Alain Crozier par le truchement de sa revue Cabaret qui publie principalement les femmes, et les nouvelles voix féminines aux éditions du Petit Rameur.

Beaucoup de textes me plaisent, en effet, dans Banlieue Ville. Poèmes en marche, plus mobiles (vélo, course) et en transports en commun (métro, bus, tramway), fluides, visuels, rythmés, colorés, cosmopolites, militants. Ils sont surtout pleins de gens et d’histoires. Peuplés et habités de belles présences humaines. Enveloppants, ils rayonnent d'empathie et d'humanité.

aline-recoura
Aline Recoura devant le décor familier de ses poèmes
Un seul petit bémol : le gros format, choisi par l’éditeur, me gêne un peu, moins pratique pour une lecture intime et le transbahuter partout avec soi. Même si ce format contribue par ailleurs à magnifier les peintures expressionnistes et colorées de Marjan accompagnant le recueil.

Si, avec beaucoup d’autres poètes, nous appartenons aux mêmes terres de « la poésie du quotidien », Aline Recoura a, quant à elle, une foulée beaucoup plus ample et plus lumineuse !
En 2002, j'avais écrit un recueil de poèmes urbains, assez proche : D'infinis petits riens. Envoyé aux Carnets du Dessert de Lune en 2007. J'avais hélas attendu sa publication pendant plus de 4 ans... avant de le proposer finalement chez Gros Textes qui le publia, 6 mois plus tard, en juin 2012.

Les principaux poètes du mouvement dit de « la poésie du quotidien »

Dans les années 80-90, des poètes aînés ont initié ou poursuivi ce courant poétique : François de Cornière, Georges-Louis Godeau, Gabriel Cousin, Michel Merlen, Jean-Pierre Georges, puis Guy Goffette, Gérard Noiret et Jean-Claude Tardif - moins cités que les premiers. Je les ai découverts au début des années 90. Ce fut une révélation pour moi ! Des poétesses comme Marie-Claire Bancquart et Valérie Rouzeau pourraient y être également rattachées.

On pouvait alors écrire des poèmes proches de la vie de tous les jours, en les illuminant de l’intérieur, attentifs à l’universel, et en gardant « la trace précaire de nos rêves, de nos incertitudes, de nos bonheurs et de nos désillusions ». Ce qui n’était pas du tout le genre promu chez Gallimard ni même chez Seghers à l’époque.

Nous étions dans les années 80-90 : la jeune poésie - qui apportait ce nouveau souffle - avait déjà - si on y regarde de plus près - trente à quarante ans d’avance… et tous ces écrivains sont devenus depuis des auteurs qui comptent dans l’Histoire de la Poésie contemporaine.

Les poèmes d’Aline Recoura s’inscrivent - sans qu’elle le sache vraiment elle-même - dans la veine de tous ces auteurs-là… C’est une belle et longue lignée.

Je tenais à vous faire découvrir trois poèmes représentatifs de Banlieue Ville parmi un choix copieux de 141 poèmes soleilleux, où vous vous époumonerez en Banlieue et à Paris, en agréable compagnie.
Notamment lorsque les textes justes et forts d’Aline Recoura observent finement l’humanité qui l'entoure (sans s’exclure non plus, d’ailleurs, de cette introspection).

Ces poèmes-portraits narratifs, pleins de sensations, de couleurs et d’histoires, en terre urbaine, ont du souffle, et l’auteure possède aussi ce sens précis des images qui emporte l’adhésion.

Dans celui-ci, la force suggestive me touche beaucoup :

Passé

La cabine téléphonique de la rue de Rennes
taguée aux orifices obstrués par du chewing-gum
le combiné et son fil ont survécu
éteints ils ne répondent plus
éteints ils ne vibrent plus
la carte téléphonique qui va avec
la monnaie au fond de la poche
la tonalité qui va avec
l’urgence qui va avec
et le pays qui va avec
et l’absence qui va avec
je regardais à travers les vitres
la brume d’hiver
peuplée de petits cristaux
les traces de mes doigts brodaient d’argent
tout ce qui ne se voyait pas
tout ce qui ne s’entendait pas
les disparus

La cabine téléphonique a un jour disparu elle aussi
elle est partie vivre une deuxième vie
d’œuvre d’art dans un musée contemporain
de bibliothèque design dans un loft
de boîte à livres
à Méaudre Pont-Aven ou Hyères

Dans cet autre, l’envie de retrouver Paris, ses couleurs et son effervescence :

Rue de la Huchette

Le ventre du quartier Latin
fontaine Saint-Michel
jardin du Luxembourg
le Panthéon et ses grands destins

Les ruelles aux airs de Grèce Tunisie et France profonde
nous perdent au milieu des restaurants racoleurs
le fumet des repas proposés lèche les touristes
des viandes vagabondes croisent les yeux des poissons

Vendeurs de cartes postales souvenirs de Paris
la rue est une permanente tour de Babel
les langues s’embrassent pleinement
comme les odeurs de gras de mayonnaise et de bretzels
Kébabs pains aux céréales marchand de glaces
le matin les petits-déjeuners servis aux voyageurs
avides d’un Paris typique populaire font la fête

Rue de la Huchette le jazz et la cantatrice chauve pleurent
Vendeurs à la sauvette massages petites chaises pliantes
bijoux parsèment le tissu posé à même le trottoir
leurs visages s’affaissent jusqu’au milieu de la nuit

La bière les attroupements les spots bas
La Huchette devient méditerranéenne sans sel
les touristes continuent de consommer gras
étanches aux cris ivres d’une aube annonciatrice d’irréel
La Huchette bruyante est tout à fait réveillée
un Paris désinhibé se retrouve et hèle
le ciel la terre l’univers les belles

(…)

Ce dernier, plus personnel, est tout aussi convainquant et salutaire :

Corps dans la rue

Mon corps dans la rue
la grosse la maigre la moyenne
la gamine la femme la jeune femme
prépubère gros bidon
toujours des regards disent quelque chose

Enceinte le couronnement du symbole et de l’anatomie
j’ai porté publiquement un bébé
je m’en suis enorgueillie
j’ai cru que je devenais intouchable
je suis changée en montgolfière

Enfant j’ai joué à porter
un coussin sous une robe
fantasme de la petite fille
une finalité dans la maternité
l’utilité sociale de nos désirs
ressembler encore à une sainte
enceinte

Se bercer d’illusions et approuver
la merveille d’enfanter
maigrir et rester mince

- enceinte de vingt à trente-cinq ans
j’ai eu un enfant tous les trois ans
d’autres répondent
- moi des enfants je n’en veux pas

Mince
Voix lancent tu es ma Barbie
voix lancent tu es ma Lolita
à quarante ans je réponds de ma vieillesse
Lolita a quatorze ans elle est victime du prédateur
je réponds mon bonhomme va te cultiver

Prépubère on m’appelle l’oignon
cachée sous des épaisseurs d’habits larges
ronde boulimique de gâteaux apéritifs et glaces
on me hèle
― tu es comestible
Je suis changée en bon plat dodu bien frais

Je me sens femme quand je marche dans la rue
Je me sens femme quand je ne suis pas femme


> Commander le recueil en contactant l'auteure via Facebook.

Aline Recoura a publié depuis deux nouveaux recueils :
Scènes d'école, Le Lys Bleu éditions, sans date, 12 €.
Cardio Poèmes, les éditions du Petit Rameur, avril 2021, 5 €.

>> Pour aller plus loin :

Petite bibliographie sommaire de la poésie du quotidien :

François de Cornière, C'était quand ? (1976-1996), le dé bleu, 2000.
Georges-Louis Godeau, Votre vie m’intéresse (anthologie), le dé bleu, 1985.
Gabriel Cousin, Dérober le feu (anthologie), le dé bleu, 1998.
Jean-Pierre Georges, Où être bien, le dé bleu, 1986.
Gérard Noiret, Chatila, Actes Sud, 1986.
Valérie Rouzeau, Va où, Le temps qu’il fait, 2002.
Marie-Claire Banquart, Terre énergumène, Le Castor Astral, 2009, rééd. coll. Poésie/Gallimard n°541, 2019.

N.B. : L'anthologie, Ces moments-là (poèmes 1980-2010), de François de Cornière, parue au Castor Astral en 2010, est hélas épuisée.
Les deux recueils suivants : Nageur du petit matin (2015) et Ça tient à quoi ? (2019) sont toujours disponibles chez le même éditeur.

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