dimanche 23 décembre 2018

Lettre inédite de Robert Sabatier (1923-2012) à Jean L'Anselme (1919-2011)

à Thomas Deslogis qui comprendra, peut-être, un peu mieux que la poésie n'est pas obligatoirement un monde de bisounours.
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© Robert Sabatier à Saugues (Journal "La Montagne")

De janvier 2001 à décembre 2012, j'ai entretenu une correspondance soutenue avec le poète Jean L'Anselme.

Nous nous sommes vus plusieurs fois à Paris. Je pense qu'il m'aimait bien. Puisque ce dernier n'a jamais hésité à me confier, de temps à autre, quelques-unes de ses archives personnelles.
Comme cette réponse de Robert Sabatier à sa carte postale de juin 2008.
C'était une manière, je crois, de me remercier pour mon engagement en tant qu'amoureux et médiateur de la poésie. Je sais aussi qu'il me les a confiées pour que j'en fasse bon usage et que je les partage, le moment venu. 



à
Maître Jean L'Anselme


Après cette lettre je sais tout sur ta résidence. Je te rends la politesse. J'habite toujours au même lieu : un appartement trop grand pour moi et que je n'aime pas - mais je n'ai pas le courage de déménager. Je sors peu, je ne vois pas grand monde si ce n'est quelques habitués du comptoir au bistrot du coin. Je me plais plus avec eux qu'avec les piliers de l'écriture. Vacances : quatre jours au village natal en Gévaudan. Rencontre non pas d'amis anciens (tous partis !) mais de jeunes et surtout paysans et artisans. Ce sont de solides Gaulois aux grandes moustaches et à la poignée de main redoutable. Là on m'aime. J'ai eu hier 85 ans. Deux souhaits d'anniversaire. C'est suffisant : il est un temps où les anniversaires ne sont plus des fêtes. Je suis les jeux olympiques et je pense au coureur que tu fus. Je tape sur ma vieille bécane (1937) et je n'ai pas de portable. Je ne saurais qu'en faire. J'ai vu l'autre jour une photo : tu es en maillot de corps et je noue ma cravate. Ragon me téléphone de temps en temps. L'ennui avec nos contemporains c'est qu'ils ne parlent que du passé. Je lis des romans pour le prix Goncourt : 75% sont sans intérêt. J'en ai marre et je n'ose pas le dire. J'ai loupé des réunions du prix Apollinaire : c'est pour moi à l'autre bout de Paris et je suis flemmard. Trois beaux pigeons ramiers me rendent visite sur le bord de ma fenêtre. Je me suis pris d'amour pour eux. J'écris de temps en temps un poème à l'ancienne manière. Ma santé est bonne mais je marche mal. Je ne sais combien de temps cela durera. On verra bien et peut-être qu'on ne verra pas. Tu es sauvé : tu as ton île. Suite au prochain numéro.
Tout cela pour te dire que je t'aime bien même si je le dis en tapant à la machine car j'écris fort mal.
 

Je t'embrasse
                                                                 Robert Sabatier


Précision : Jean L'Anselme  m'a raconté avoir connu, très tôt, Robert Sabatier ainsi qu'Hervé Bazin. Fin des années 40, il avait notamment participé à la revue de poésie, La Cassette, fondée par Robert Sabatier, avant que ces deux vieux amis basculent définitivement du côté du roman.

© La photographie de Robert Sabatier est empruntée à un article paru dans le quotidien, La Montagne, le 28 juin 2012, suite à sa disparition.

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