samedi 26 décembre 2020

Inédit n°24

francois-de-corniere
© François de Cornière
sur un de ses spots favoris en 2019.
de François de CORNIÈRE, né en 1950 :

François de Cornière est apparu en poésie à la fin des années 70 et a vraiment explosé, au début des années 80, avec son recueil Tout doit disparaître (1984) publié par Louis Dubost à l'enseigne du dé bleu.
Il fait partie, avec Georges-Louis Godeau et Gabriel Cousin, 
« des poètes » dits « du quotidien » que je continue de lire aujourd'hui avec passion. Toujours aussi attentif aux autres poètes, il m'a envoyé un texte inédit en écho à mon dernier recueil, Trombines, publié chez Gros Textes en mai 2020.
J'avais envie de le partager avec vous.
Dans ce poème, François de Cornière évoque, en fin observateur qu'il est, le bonheur de vivre des surfeurs, au plus près des éléments de la nature et des choses simples.


COMME UNE LIGNE QUI AVANCE

Du haut de la falaise on regardait les surfeurs
petits points sur la mer
et l’immensité de l’eau.

On restait là-haut
et puis on descendait sur la plage
plus à l’abri du vent.

Ils étaient quelques-uns dans l’angle des rochers
comme en famille sur le sable
avec chiens enfants bébés
et leurs planches qu’ils fartaient
leurs combinaisons qui séchaient au soleil.

Il y en avait de très bons
(on les repérait vite)
d’autres qui avaient du mal
(qui débutaient peut-être).

J’aimais les voir tous
quand ils entraient dans la mer
vite à plat ventre sur leur planche
et leurs bras et leurs bras moulinaient
pour aller là-bas.

Une fois les premiers rouleaux passés
ils attendaient la bonne vague
ils se préparaient ils anticipaient
parfois se ravisaient au dernier moment
jusqu’à la suivante.

Enfin ils se lançaient
un genou sur la planche
et ils se levaient.

Ils glissaient
longeaient longeaient la vague
debout avec elle
le plus longtemps possible

comme une ligne qui avance
qui se déroule
qui s’écrit
quelquefois jusqu’au bout

pour le simple plaisir
de recommencer.

François de Cornière, poème inédit, 2020).


Jacques Bonnaffé lit
François de Cornière : au détail proche (4 épisodes) sur France Culture en juin 2019.

mardi 15 décembre 2020

Fabien Drouet en écrivain public

Je-soussigne-de-Fabien-Drouet
Je soussigné
La Boucherie littéraire, coll. Carné poétique
octobre 2020
10 €

À l'heure où j'écris ces lignes, les attestations de sortie, drolatiques formulaires nés de l'imagination fertile et enfiévrée de notre gouvernement, font partie de notre paysage pour quelques heures encore. Sonnez trompettes d'Enrico, demain, dès potron-minet, ce formulaire à la fois orwellien et kafkaïen rejoindra la liste de ce qui est non-essentiel, sacrifié sur l'autel du couvre-feu qui, pour sa part, n'a pas nécessité à s'auto-autoriser quoi que ce soit. 

Comment allons-nous dorénavant nous amuser ?, vous demandez-vous l'œil trouble et la lèvre tremblante, nous qui avions su remplacer les jeux de société sur la table du salon par le remplissage de cases afin de justifier l'achat d'une baguette, une clope au clair de lune, ou la mise en bouteilles du vin reçu en cubi click and collect de nos belles Côtes (du Rhône) ? 

Rassurez-vous, lecteurs dépressifs et nostalgiques, j'ai la réponse et la partage aussitôt avec vous  : précipitez-vous sur le recueil Je soussigné de Fabien Drouet, publié aux éditions La Boucherie littéraire.

Fabien Drouet, poète lyonnais multi-casquettes et talentueux né en 1982, a écrit ses « attestations dérogatoires de sortie » durant le premier confinement, répondant à l'urgence extrême de se trouver une bonne raison pour sortir de chez lui, imaginant les prétextes plus ou moins fallacieux de ses compatriotes en mal d'air frais.

Il en résulte des petites pépites poétiques et drôles : textes parodiques bourrés d'humour, d'énervement, de mauvaise foi et de fausse politesse (surtout à l 'égard de la maréchaussée habilitée au contrôle desdites attestations).

On retrouve bien sûr dans ces textes la mamie de l'auteur, bien connue de ceux qui suivent ses écrits sur Facebook, ainsi que son fils. Et de constater aussi  que ces deux-là sont très utiles à prétextes.

Voyez plutôt, comme dirait une blonde présentatrice de chaîne de TV publique :

Je soussigné Fabien Drouet atteste sur l'honneur descendre en bas de mon immeuble afin de faire un petit foot (juste quelques passes promis juré craché) avec mon fils sauf si on rencontre des gens motivés et qu'on peut faire un 2 contre 2 comme la dernière fois avec les dealers de la place Valmy c'était très sympa. Bon courage dans votre mission.

*

Je soussigné Fabien Drouet atteste sur l'honneur descendre marcher un moment afin de ne pas finir par pousser par inadvertance ma grand-mère et colocataire de 92 ans qui m'agace fortement sa tête heurtant ainsi le coin de la table en verre mamie je l'aime, mais bon ceci m'obligeant de ce fait à découper son corps en morceaux suffisamment petits pour entrer dans le congélateur (...).

*

Au fil des pages, on découvre aussi des personnages hauts en couleur : le Père Morel, sorti pour vérifier le temps de travail des agents de nettoyage de son quartier ; Raphaëlle, dénonçant « les enfants vecteurs principaux du virus jusqu'au 10 mai inclus »; Rita partie acheter de la drogue pour sa fille ou encore Bertrand et ses bons plans 2+1 offert en grande surface, égrainant, chacun, leurs piètres prétextes comme leurs obsessions.

Hilarant !

Il me faut ajouter que ce petit carnet est très pratique : 20 pages sont laissées blanches afin que vous puissiez vous y épancher à votre tour, si le cœur vous en dit.

On peut écouter Fabien Drouet lire quelques-uns de ses textes ici.

Autre publication :
Sortir d'ici (7€) publié en juin dernier aux éditions les étaques, éditeur lillois apparu en 2019.

samedi 5 décembre 2020

Orianne Papin, le sable délicat des mots

Orianne-Papin-poesie
Orianne Papin, une voix nouvelle à suivre...
Orianne Papin, née en 1983 et vivant à Fontainebleau, entre en poésie avec ce petit recueil de 20 textes, Poste restante, l’air de rien.
C’est une plaquette timide, mais forte, coéditée par la revue Décharge et les éditions Gros Textes.

Est-ce le récit d'une rencontre passionnée ? D'un amour de bord de mer fantasmé ?
Du premier amour qui continue de frémir parfois sous la poitrine et la peau ? Peu importe.

La magie opère et le lecteur, lui-même, s'abandonne volontiers à ces poèmes-confidences, en rêvant, entre les mots, à « cet été salé de confiture », et à  l'évocation - sous forme d'une correspondance (fictive ou non) - de cet amour pur, insouciant, rayonnant, « aux mains d'enfance »« au nombril heureux » qui s'éloigne, presque malgré soi, « quand on a ficelé les mots », et que le corps du vent est venu, peu à peu, prendre toute la place...

On goûte ces poèmes aux réminiscences heureuses, aux « joies océaniques », où la tendresse et le désir dessinaient une île (insatiable) que seule la poésie recompose aujourd'hui.

On sait depuis René Char que « le poème est l'amour réalisé du désir demeuré désir. »

Orianne Papin parvient à recréer cet éblouissement-là, aussi, dans ses textes.

Souvent, avec simplicité, et dans sa force de suggestion à approcher l’indicible, sa poésie va encore plus loin :

orianne-papin-poste-restante
Les gens
qui pleurent souvent
ont les cheveux
qui sentent la mer

(...)

Hier encore
tu n'existais pas
tes épaules me regardent
ton odeur me respire
ta bouche me rassemble

(...)

Cette poésie me rappelle celle, sensuelle et légère, d’Amandine Marembert (1), lorsque je l'ai découverte au milieu des années 2000. J'y ai retrouvé la même fraîcheur et la même capacité à écrire l'amour qui se rêve, se fait, se vit passionnément, et à nous émouvoir surtout avec, ici, une économie de moyens et une exacte pudeur.

C’est aussi une poésie de la délicatesse, de l’effacement, à l'écriture ténue et pointilliste.

L'auteure a su, en effet, planter parcimonieusement quelques éléments du décor : la mer et ses chemins côtiers, le sable à marée haute, les corps heureux qui sautent dans les vagues, les rochers tièdes, le sel marin, le vent, la chaleur des soirs d'été, 
« où parfois même les bruyères fondent » pour peindre un climat de bord de mer facilement identifiable, et transposable en chacun de nous.

Orianne Papin, voix nouvelle de la poésie, nous propose un beau premier recueil poignant et réussi. Sans appuyer sur la mélancolie, ce livre nous invite à « vivre plus fort sur la pointe des pieds », sans éteindre en nous le bonheur de cette lecture. Délicate surtout comme les petits pas d’un oiseau qui sautillerait sur le sable, après l'éclaircie.

Commander le recueil : Poste restante d'Orianne Papin, coédition Décharge/Gros Textes, coll. Polder n°185, 2020, 6 €.

Le site d'Orianne Papin

(1) Quelque titres significatifs d'Amandine Marembert  :  Elle(s) si tant et que (2006) ; Il pleut dans la chambre cette nuit (2006) ; Mon cœur coupé au sécateur (Prix des Trouvères des lycéens, 2009) ; Toboggans des maisons (2009), Les cerises ne sont pas des lèvres (2014)...

jeudi 3 décembre 2020

Brautigan, direct en ligne droite

judith-masson
J’accueille sur ce blog une amie de longue date.
Je l’ai rencontrée en 2002 lors de la préparation d’un concours de bibliothèque sans jamais perdre le contact.
Bibliothécaire dans le Nord, Judith Masson virevolte aussi dans les concerts punk-rock et l’assume : « J'aime l'énergie et la concision du punk : one two three four, et c'est parti ! », quand elle n’écume pas les rencontres littéraires en région...
Judith lit sans doute beaucoup plus que moi les autres genres que la poésie. Et pourtant sa dernière chronique poétique m’a bien plu. Alors je me suis dit que cet autre regard féminin avait tout à fait sa place dans les chroniques du 
« Feu central ».

Merci au Castor Astral pour cette anthologie, C'est tout ce que j'ai à déclarer, excellente édition de l'intégrale (ou presque) des poèmes de Brautigan, version bilingue, s'il vous plaît. 

De Brautigan, j'avais lu jusqu'ici Un privé à Babylone, La pêche à la truite en Amérique et Tokyo-Montana Express. C'est déjà ça me direz-vous. Et en plus, j'avais beaucoup aimé. 

Cette fois-ci, c'est avec avidité que je me suis plongée dans les 750 pages de cette anthologie fantastique, qui reprend les poèmes de cet amoureux des femmes et de leurs cheveux, du Grateful Dead, d'Emily Dickinson et du Japon, et qui partagea sa vie entre San Francisco et le Montana. 

La poésie de Brautigan est drôle, émouvante, parfois triste, parfois oulipienne, et a toujours la puissance de dire en quelques mots l'essentiel, avec une efficacité et une inventivité redoutables. 

Brautigan ne passe pas par les chemins de traverse : c'est directement en ligne droite vers la substantifique moelle des sentiments qu'il se dirige.

Grandiose ! 

« J'ai observé dans un café un homme qui pliait une tranche de pain comme s'il pliait un certificat de naissance ou regardait la photographie d'une maîtresse morte. »

Judith Masson

En complément, le témoignage du journaliste Raphaël Sorin sur sa brève rencontre avec Richard Brautigan en décembre 1983 à Paris, huit mois avant sa mort.