dimanche 16 mai 2021

Je transporte des explosifs... un essai de Jan Clausen

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suivi d'une anthologie de poèmes bilingues anglais-français de 24 poétesses féministes étatsuniennes :
Anna NietoGomez, Jayne West, Kay Lindsey et al.
Cambourakis, coll. Sorcières, 2019
22 Euros

D'abord il y a ce titre, Je transporte des explosifs on les appelle des mots. Un titre qui claque au vent comme un drapeau de pirate.

Tellement beau que j'ai de suite envie de l'encadrer au mur du salon, entre la pochette de London Burning et la photo d'Iggy.

Ensuite il y a le sous-titre qui pose le décor : Poésie & féminismes aux États-Unis.

Les pirates sont des pétroleuses, et ça me va plutôt bien. 

Le recueil s'ouvre sur une première partie passionnante écrite en 1982 par la poétesse militante Jan Clausen, qui retrace l'histoire de la poésie féministe des années 60-70 aux États-Unis et en fait un état des lieux passionnant.  

J'imagine très vite les réunions enflammées, les ronéos qui tournent, l'ambiance survoltée, les coupes afro, les brushings drôles de dames, les points levés, les manifs, les chemisiers en Tergal  et les cols pelle-à tarte. Les grands-mères de la poésie féministe étaient des dures à cuire, et plusieurs se sont retrouvées à fond de cale pour insubordination, enlèvement et autre acoquinement avec les Blacks Panthers. 

Quelle chouette époque !, me dis-je, emprunte d'une nostalgie presque larmoyante, bercée par la B.O. de Shaft

Et puis, le tableau dressé me chafouine. Un peu.

Considérer la seule valeur et raison d'être de la poésie comme arme de combat me laisse un goût amérisant, comme disent mes amis brasseurs amateurs. Je berce l'idée, romantique peut -être, de  croire que la poésie est aussi un élan littéraire, un art. À penser et dire cela, ces chères poétesses américaines m'auraient certainement taxée de soumission à l'ordre patriarcal établi et oisif et mise au pilori. Ouf ! Jan Clausen pose le doigt sur ce détail... qu'elle relève aussi.

Ce chafouinage peut pourtant paraître superflu et anodin (et à juste titre peut-être) en comparaison du malaise qui s'empare de moi au fil des pages :

Ces femmes étaient révoltées, avides de justice, de liberté et d'égalité et entraient en action afin de survivre. Nous leur devons beaucoup, et je dis bravo. Je dis merci et j'applaudis des deux mains, voire plus si la nature m'avait pourvue d'un quelconque membre supplémentaire.

Le problème selon moi ? Ces militantes combattantes légitimaient le fait que les noires ne devaient écrire que pour les noires, les lesbiennes que pour les lesbiennes, les hispanos pour les hispanos, les butchs pour les butchs, etc. arguant que toute non-appartenance à telle ou telle communauté en empêche la compréhension.

Ce système de pensée féministe tendant à exclure plutôt que rassembler explique peut être pourquoi, des décennies plus tard, certain.e.s en viennent à penser qu'une traductrice blanche ne peut s'emparer des textes d'une poétesse noire. Perplexité.

Jan Clausen soulève le manque d'autocritique du mouvement et sa difficulté, finalement, à sortir des carcans qu'il s'est imposé.

Le miracle est la vitalité de ce mouvement, et les pépites qui en sont sorties.

Pépites que l'on retrouve dans l'anthologie bilingue de poèmes écrits entre 1969 et aujourd'hui, qui compose la deuxième partie du livre.

Des noms connus (Audre Lorde, Adrienne Rich) et inconnus se succèdent. Mais peu importe finalement de savoir si ces femmes sont jeunes, vieilles, asiatiques, hétéros, etc. : leurs poèmes sont des cris, des hurlements venus des entrailles pour dire assez. Assez de viols, assez de discriminations, assez de meurtres des plus faibles par les plus forts.
Ces poèmes disent aussi l'amour, le bonheur et la difficulté d'être soi. Ils sont toutes les voies et voix de la différence et de la diversité. Toutes les peurs et tous les espoirs aussi.

De ces poèmes explosifs qui raisonnent longtemps - et dont on aimerait retenir chaque mot tant ils bouleversent, percutent et bousculent - il faut noter le magistral « Pouvoir » d'Audre Lorde, l'exceptionnel « Monstre » de Robin Morgan ou encore les poèmes de June Jordan, Assata Shakur, Kay Lindsey...

« Alors il vaut mieux parler

en se rappelant

que nous n'étions pas censées survivre »

Audre Lorde


>> Vous aimerez aussi :
Beat Attitude : Femmes poètes de la Beat Generation, nouvelle éd. augmentée, éd. Bruno Doucey, 224 pages, coll. Tissages, 2020, 20 €.

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